Imaginez que dans ses activités il ait « acheté » des collègues pour se débarrasser d’un rival à la caserne, dans l’école, d’un concurrent sur le marché, d’un chef de bande dans un quartier voisin, qu’il se soit fait surprendre, qu’un tribunal l’ait condamné en première instance et en appel, et que l’affaire se soit achevée, comme tant d’autres, derrière les barreaux d’une prison. C’est ce qui est arrivé à Tapie dans l’affaire du match truqué entre l’OM et Valenciennes : il a nié, menti, fait mentir d’autres ministres, avant qu’en plein procès, sous les coups de boutoir d’un procureur alors inconnu, Éric de Montgolfier, les masques et les bobards ne finissent par tomber.
Le pompier, l’enseignant, l’employé, le petit chef d’entreprise, le commerçant, l’artisan, et ne parlons pas du jeune de banlieue, auraient porté jusqu’à la fin de leurs jours l’étiquette écrasante de « repris de justice ». Mais pas Tapie, l’homme qui charmait les présidents, Mitterrand puis Sarkozy.
Transposez maintenant l’immense tricherie de l’arbitrage mis au point en 2007. Une somme inimaginable, au moins huit fois le gros lot de l’Euro Millions, et le même épilogue. Des complices au sommet mais la justice qui passe, qui démonte la supercherie, condamne au remboursement, et dira, dans un autre procès, s’il s’agit bien d’une escroquerie. Les dizaines de milliers de justiciables ordinaires sommés chaque année de s’expliquer devant les juges ne pourraient pas s’en relever. En deux coups de cuiller à pot, le voisinage, les collègues, et la presse dans ses comptes-rendus, classeraient l’histoire en l’assortissant d’adjectifs infamants : « Voleur, escroc, menteur, récidiviste, etc. »
Mais pas Bernard Tapie. Lui, il revient en politique ! Non pas en repentant mais en Monsieur Propre. « Pour faire barrage au Front national. » Pour nettoyer les écuries. Fort de ce curriculum, il envisage de se présenter à l’élection présidentielle.
Divague-t-il ? Tient-il le discours incohérent d’un homme assommé ? Délire-t-il à voix haute ? C’est probable, et ça n’a pas d’importance. Le problème, ce n’est pas lui. Le problème, c’est que cette logorrhée privée acquière une portée publique. Le stupéfiant, c’est que la « grande presse » le prenne au mot, et fasse de cette parole au minimum douteuse un repère incontestable. Le JDD ne le mentionne pas dans la chronique des échos, il le met à la une, avec photo, et en page intérieure. Et tout le monde suit. Les chaînes d’information continue cela va sans dire, mais aussi L’Express qui constate que « le retour annoncé met Twitter en émoi », Le Point qui interroge ses lecteurs : « Le retour de Bernard Tapie est-il une bonne chose ? », Libération qui prend ses distances, exprime son scepticisme, mais développe son programme en direction des jeunes, France Inter qui fait un micro-trottoir à Marseille, ou encore le journal de France 2 qui retrace la carrière du revenant en ne parlant ni de la peine de prison ni de l’arbitrage annulé, et qui l’invitera ce soir dans son 20 heures…
Au moment où par son vote l’Espagne vient d’exprimer sa lassitude des politiques enkystés, installés, vieillissants, et de voter largement pour des formations jeunes, comme Podemos, la France médiatique promeut un homme des années quatre-vingt, au parcours sulfureux.
Cette fascination pourrait paraître anecdotique. Après tout, une information chasse l’autre et celle-ci profite seulement du creux de la vague des réveillons. Il y a pourtant quelque chose de moins superficiel. Le sort accordé à ces gesticulations révèle un malaise plus profond. Il concerne non pas le bonimenteur mais ceux qui sont chargés de raconter l’histoire. Pour accueillir cet « événement » sans retenue, il faut que les médias soient convaincus, au fond d’eux-mêmes, que la politique est un monde à part. Un espace où tout serait possible, y compris ce qui ne l’est pas dans le reste de la société. D'un côté les « pékins », de l'autre les « nanards ».
Au lendemain des régionales, ce strabisme est moins voyant que Tapie, mais nettement plus aveuglant.
Par Hubert Huertas et MEDIAPART.