5 Mai 2014
Fiscalité, dialogue social, éducation… Pour l’économiste proche de François Hollande, il est temps de « changer de modèle » et de s’inspirer des réformes menées à l’étranger.
Enjeux Les Echos – Vous avez plaidé à plusieurs reprises, auprès de Nicolas Sarkozy, puis de François Hollande que vous avez soutenu pendant la campagne électorale, pour un changement de modèle de croissance économique. Avez-vous été entendu ?
Philippe Aghion – J’ai en effet contribué à la commission Attali pour la libération de la croissance française, j’ai rédigé un rapport sur les leviers de la croissance pour le Conseil d’analyse économique (CAE) avec Jean Pisani-Ferry, Elie Cohen et Gilbert Cette, suivi en 2011 par un autre rapport sur la crise et la croissance. Ces travaux préconisaient déjà pour la France de s’inspirer de réformes engagées ailleurs (au Canada, en Suède, aux Pays-Bas, etc.) et qui y ont porté leurs fruits. La difficulté qu’ont ces idées à passer en France, par rapport à nos voisins, et en dépit d’une glissade entamée depuis dix ans – recul du PIB par tête, baisse du taux de marge des entreprises et de la R&D privée, dégradation de l’école illustrée par la baisse des résultats aux tests Pisa, augmentation des inégalités sociales, etc. – tient à une vision fausse de l’économie. C’est la thèse de notre livre Changer de modèle (Odile Jacob).
Vous parlez du débat entre politique de l’offre (soutien aux entreprises) et politique de la demande (augmentation du pouvoir d’achat) ?
P. A. – Cela va plus loin. Notre classe politique a du mal à comprendre que les idées qui ont pu être valables pendant les Trente Glorieuses ne sont plus adaptées aujourd’hui. A l’époque, nous étions sur un modèle de rattrapage en économie fermée. On pouvait faire de la relance par la consommation et avoir une politique industrielle colbertiste, où le gouvernement choisit et manage ses champions. Mais depuis les années 80, nous avons épuisé les ressorts du rattrapage et l’économie s’est mondialisée. Dans une économie mondialisée, à moins d’innover pour pouvoir offrir chez soi des produits compétitifs, la relance par la consommation a surtout pour effet d’augmenter la part des produits importés, parce qu’ils sont de meilleure qualité ou moins chers. C’est pourquoi il devient impératif de soutenir l’offre, c’est-à-dire l’innovation pour générer de la croissance.
P. A. – Le pacte va dans le bon sens, mais de vieux réflexes persistent. La fiscalité par exemple. On ne peut plus supposer, comme le font certains, que son poids n’a pas d’effet négatif sur l’innovation et la croissance. Les effets positifs de la réforme fiscale de 1991 en Suède sont pourtant là pour le prouver. Par ailleurs, en France on considère encore l’impôt comme l’outil principal pour réduire les inégalités. Certes, l’impôt progressif sur les revenus du travail joue ce rôle. Mais les inégalités se combattent aussi en amont, dès l’école, en stimulant la mobilité sociale. C’est cette rémanence d’idées inadaptées qui nous a fait perdre deux ans. Niant l’effet de la fiscalité sur la croissance, le gouvernement a cru qu’il pourrait réduire le déficit budgétaire uniquement par la hausse des impôts, et que la reprise serait de toute façon au rendez-vous pour absorber le choc. Pari perdu.
Vous êtes très critique sur la méthode employée pour relancer le dialogue social…
P. A. – La méthode Sapin-Ayrault était beaucoup trop lente pour trop peu de résultats : l’accord sur la flexibilité du travail, celui sur les retraites ou celui sur la formation professionnelle ne sont pas à la hauteur des besoins. La bonne méthode serait de demander aux partenaires sociaux de se mettre d’accord dans un délai prédéterminé sur le périmètre de ce qui relève du droit social public ; ensuite, il revient à l’Etat de décider à l’intérieur de ce périmètre et aux partenaires sociaux de négocier ce qui relève d’eux seuls, mais au niveau des branches et des entreprises. Ce serait plus rapide. Le nouveau Premier ministre n’a encore rien dit dans ce sens, pas plus qu’il ne s’est engagé sur une vraie réforme de la formation professionnelle, dont on sait que l’essentiel des fonds sert à financer les organisations syndicales et patronales ! Le système allemand est plus efficace : les salariés reçoivent un chèque formation et ils choisissent eux-mêmes l’organisme où se former.
Etes-vous aussi sévère pour la politique industrielle esquissée avec les nouvelles filières ?
P. A. – Elle est à la fois beaucoup trop colbertiste et trop saupoudrée, 34 filières c’est excessif : il faut plutôt sélectionner quelques grands secteurs porteurs de croissance – le numérique, les énergies renouvelables – et favoriser la concurrence au sein du secteur. Surtout ne pas privilégier une entreprise, comme Arnaud Montebourg l’a fait en prenant parti pour Bouygues contre Numericable.
Vous soulignez que si les inégalités salariales ont peu augmenté en France, les inégalités sociales se sont en revanche aggravées. Comment l’expliquez-vous ?
P. A. – En effet, les inégalités entre les salariés qui travaillent à plein temps sont moindres ici qu’ailleurs. Mais la mobilité des revenus d’une génération à l’autre y est plus faible qu’en Allemagne, en Suède ou en Finlande. Ces pays ont en commun d’avoir une école moins inégalitaire et un marché du travail plus dynamique et plus qualifiant, grâce à une formation professionnelle qui offre une deuxième chance. Notre système décide très tôt de qui ira ou n’ira pas dans les grandes écoles, grandes écoles qui se prolongent par les grands corps d’Etat… ce qui tue la mobilité sociale. Or tous les gouvernements qui se sont succédé depuis la guerre ont uniquement cherché à combattre les inégalités par l’impôt, sans jamais toucher au système de formation des élites. C’est un vrai problème. Le débat qui vient d’avoir lieu sur les rythmes scolaires était inutile. Si réforme de l’école il doit y avoir, elle doit se concentrer sur deux points : la qualité des maîtres et leur formation continue, et le tutorat pour s’assurer que les élèves suivent. Deux éléments qui font le succès du système finlandais notamment.
Il a été décidé la suppression des charges sur les salaires autour du Smic. Est-ce la bonne manière de procéder ?
P. A. – Soyons clair, je crois dans les vertus du salaire minimum. Il en faut un… lorsqu’il n’existe pas ou qu’il est trop bas. C’est un élément d’égalité, cela pousse les employeurs à qualifier leurs salariés et cela crée de la demande. Obama, Cameron, Merkel ont raison de vouloir l’augmenter chez eux. Mais à partir d’un certain niveau, lorsqu’on donne des coups de pouce au Smic sans toucher aux autres salaires, on risque de réduire la mobilité sociale, en décourageant l’emploi de travailleurs jeunes ou non qualifiés, en rétrécissant l’éventail des rémunérations et en bloquant les promotions. Dans notre livre, nous préconisons de geler le Smic à court terme mais de le compléter par une augmentation des primes à l’emploi et du RSA. A plus long terme, le Smic devrait tenir compte de l’âge et du fait que le coût de la vie varie d’une région à l’autre.
Que vous laisse augurer le nouveau gouvernement ?
P. A. – Ce que Manuel Valls a esquissé dans son discours de politique générale va dans la bonne direction. Il assume clairement une politique de l’offre et prend des mesures fiscales de bon sens : la suppression de la taxe sur le cycle productif (C3S) et la baisse de l’impôt sur les sociétés pour le faire converger vers le niveau de nos voisins. Enfin et surtout, il s’engage sur une réforme sérieuse du millefeuille territorial. En revanche, le débat reste ouvert sur des sujets cruciaux comme la concurrence sur le marché des biens (parmi les pays de l’OCDE, la France est celui où ce marché est le plus réglementé), la formation professionnelle et la stratégie de convergence fiscale. Il faut que le gouvernement assume une fois pour toutes que taxer le travail et le capital au même niveau et fusionner l’impôt sur le revenu (IR) et la CSG sont de mauvaises idées. Le capital c’est de l’épargne, donc un revenu qui a déjà été taxé. Surtaxer l’épargne, c’est prendre le risque de la décourager. Est-ce vraiment le but recherché ?
Et puis il faut distinguer capital de rente (immobilier) et capital productif, celui qui finance l’innovation. On ne peut pas les traiter de la même manière. Quant à la fusion IR-CSG, c’est une mauvaise idée pour au moins trois raisons. La CSG est un impôt qui sert à financer la protection sociale. Il est bien accepté, il a une assiette large et non mitée. Tandis que l’IR est un impôt affecté à l’Etat, mal accepté, d’un faible rendement car rogné par toutes sortes d’exonérations. Si l’on fusionne les deux, on risque de contaminer le bon impôt par le mauvais. Pire encore, si la CSG devenait progressive, ce serait un coup de massue sur les classes moyennes. Le vrai problème, en réalité, est celui des niches fiscales qui se sont multipliées pour pallier des impôts trop élevés. Les surtaxes compensées par des subventions, ce n’est pas une bonne solution. Il faudrait, par exemple, supprimer la niche Girardin pour les Dom-Tom et simplifier le crédit d’impôt recherche… Or le grand débat sur les niches fiscales n’a toujours pas eu lieu.
Propos recueillis par Pascale Marie Deschamps pour Enjeux Les Echos